Tunisie

De main en main: l'artisanat tunisien

De main en main: l'artisanat tunisien

Au hasard d’une ruelle, au milieu des poules et des ânes, dans des ateliers parfois vétustes, assis par terre à la maison, en solitaire ou en famille, il y a toujours quelque chose de manuel qui se trame en Tunisie. Dans un contexte politique et économique complexe, le “fait main” demeure plus que jamais sacré et vital pour la préservation des traditions et des savoir-faire. Des souks de Tunis à l’oasis de Tozeur, voyage à la découverte de la fine fleur de l’artisanat, de ses ateliers cachés et de ses anges gardiens.

 

MÉDINA DE TUNIS : 1 001 MERVEILLES & DÉLICES

Les souks de la médina de Tunis sont une concentration de tous les savoir-faire. Les tanneurs, bijoutiers, vendeurs d’épices ou tisserands sont rangés par quartiers. Ici le calme est saisissant. Ces souks que l’on connaissait grouillant d’activité sont devenus silencieux. Les touristes qui se déplaçaient en masse ont déserté le pays. La révolution et les attentats consécutifs ont freiné l’un des plus puissants secteurs d’activité de l’économie tunisienne. Malgré tout, la vie continue et les échoppes restent ouvertes.

Richesse et ornement d’un appartement de la médina. A droite. : le lac Ichkeul

Souheil Fitouri, la petite trentaine, fabrique des babouches (balgha en tunisien), fameux chaussons de cuir qui firent la renommée d’une confrérie du XIIIe siècle, dès l’époque hafside. Il est la 4e génération d’une famille de fabricants. Des montagnes de peaux multicolores bordent les murs de son minuscule atelier. Sur la mezzanine au plancher incertain, on retrouve les prototypes des différents modèles. “La balgha n’a ni masculin ni féminin, elle n’est ni de droite ni de gauche, mais se décline en plusieurs versions. Aujourd’hui, les échoppes de balghas ont été squattées par le made in China, et n’ont pratiquement plus rien à voir avec la balgha tunisienne, regrette Souheil. J’ai eu la chance d’être formé par mon père qui m’a transmis son savoir et l’amour de son métier, j’ai hérité des outils de mes aïeux.” Son père, c’est Taieb Fitouri, l’un des derniers maîtres balghadis qui maîtrisent encore les subtilités des différentes étapes de fabrication.

Dans son petit atelier de la médina, Souheil Fitouri fabrique des babouches tunisiennes.

Quand on déambule dans les ruelles, les terrasses sont vides. Rien de plus agréable que de s’arrêter à l’ombre des vignes du café El Enba pour boire un kawa à la fleur d’oranger, une citronnade aux amandes ou un jus de raisin pressé sous vos yeux. La beauté et les couleurs des vitrines donnent envie de pousser la porte des échoppes.

 

« Rien de plus agréable que de s’arrêter à l’ombre des vignes du café El Ebna pour boire un kawa à la fleur d’oranger, une citronnade aux amandes ou un jus de raisin pressé sous vos yeux. »

 

Nasser Chaouachi est fabricant de chéchias. La façade vert pistache, les formes de tête en bois et les boîtes en carton dans lesquelles sont rangés ces couvre-chefs rouges en laine suffi raient presque à nous faire craquer. Mehdi, qui travaille ici depuis quinze ans, nous confesse que la tradition se perd et qu’ils sont dans les derniers à les réaliser encore dans les règles de l’art. Plus loin, dans le souk de l’argent, Hamed el-Mnouchi fabrique sur mesure les plus beaux bijoux de la médina. Bracelets en argent massif, merveilles berbères et autres fibules de Djerba et de Saxe sont cachés par centaines dans des tiroirs en bois. On reconnaît “les sautoirs Rihanna” composés d’anneaux martelés que Catherine Deneuve ou Anita Pallenberg portaient sur leur “Maryoul Fadhila”, ce pull à col tunisien qui faisait fureur à l’époque.

De gauche à droite : bracelet en argent massif fait sur mesure par Hamed el-Mnouchi dans la médina ; le port de La Goulette ; les bols en céramique de La Liste Tunisienne fabriqués à Nabeul par Habib ; Laurence Touitou au travail dans la Villa Marie Antoinette.

On termine la balade en passant dans le quartier des étoffes. Mohamed Mkni, c’est l’as de la djellaba, qu’on appelle ici la “djheba”. Trente-cinq ans qu’il a commencé ici comme apprenti et qu’il enseigne à son fils l’art de la broderie. L’échoppe en bois est restée dans son jus. La musique tunisienne des années 1920 résonne en fond. Les centaines de tissus sont pliés et rangés par piles dans les vitrines en verre. C’est le Savile Row de la médina. Qu’il est bon de se perdre dans les ruelles et les patios intimes de cette médina. Pousser les portes de ses galeries d’art, aborder ses passants et se laisser conter sa vie communautaire et l’histoire de son architecture. Classée au patrimoine mondial de l’Unesco, elle regorge de coins et recoins méconnus. Il est vivement recommandé de visiter le centre culturel Hassan Zmerli, le musée Tourbet el-Bey, la maison d’Othman Dey (Dar Othman), la boutique d’herbes médicinales du souk el-Blat, les mosquées, hammams, fondouks (caravansérails) mais aussi, et surtout, la Rachidia, l’école de musique la plus ancienne de Tunisie et du monde arabe, où l’on entend les enfants chanter ou réciter leur solfège depuis la cour.

 

Oursinade sur une plage sauvage près de Bizerte.

 

Depuis l’évanouissement des touristes, l’hôtellerie s’ouvre à l’alternatif et la Tunisie voit éclore un bon nombre de petites chambres d’hôtes au charme époustouflant. La Chambre bleue est l’une d’entre elles. Elle fait partie de l’ancien Palais Agha et date de la seconde moitié du XIXe siècle. C’est l’actrice, chorégraphe et danseuse Sondos Belhassen qui en est la délicieuse hôtesse. On la surnomme “la Madame Béjart de la médina”.

Déjeuner dans la médina de Tunis

Avant de quitter la capitale, une dernière halte au marché central de Tunis s’impose. Construit en 1891 et rénové en 2007, ce marché qu’on appelait “fondouk el-Ghalla” (l’hôtel des fruits) draine encore un bon nombre de Tunisois. Partout les émanations des cuisines vous renvoient à votre gourmandise. Rue d’Allemagne, par exemple, pour 3 dinars 300, vous pouvez sur le pouce vous régaler d’une brique de pomme de terre-persil-oignon et d’un keftaji, l’un des plats à base de légumes frits et de sauce tomate les plus populaires du pays.

 

LES PLAGES DE LA CÔTE & LES MAINS DU NORD

Direction la banlieue nord de Tunis, à Khereddine, dans une maison des années 1930-1940 qui porte le nom de “Villa Marie Antoinette”. C’est ici que Laurence Touitou a installé les bureaux de La Liste Tunisienne, la marque qu’elle a créée avant la révolution. Deux dames repassent et plient délicatement les foutas Taklidi qui seront bientôt expédiées au Japon, tandis que Wassila vérifie un à un les bols en céramique qui arrivent de la poterie de Nabeul. Ces bols dans lesquels on sert le lablabi, la fameuse soupe de pois chiche des gargotes de rue. “Wassila est très précise, nous dit Laurence en souriant. Dans un pays en si grande difficulté, l’important c’est de s’entraider.” La Liste Tunisienne est née d’une passion que Laurence entretient depuis toujours avec l’artisanat. “J’ai toujours encombré mes placards”, nous dit la collectionneuse, architecte de formation et née à Tunis. “Quand tu quittes un pays, il te manque tout le temps”, alors après un “ras-le-bol” de la vie parisienne, Laurence rentre en Tunisie en 2010. En travaillant avec les artisans des quatre coins du pays, elle rend hommage à son pays, à sa famille, dont elle admire le talent, et à sa chère mère Odette qui l’a toujours inspirée, autant par ses recettes de cuisine que par son style vestimentaire. Avec son goût certain, son contact facile et son professionnalisme reconnu, Laurence sillonne le pays à la recherche des meilleurs artisans qui sauront reproduire au mieux les objets inspirés de modèles tunisiens classiques et adaptés à nos usages. Lorsqu’elle vivait à Paris, Laurence dénichait les plus grands talents musicaux, chez Delabel. Dans sa nouvelle vie, elle a su avec patience et courage se constituer, avec Olfa, sa principale collaboratrice, une équipe soudée et monter une marque 100 % handmade qui s’exporte à l’international.

 

De haut en bas et de gauche à droite. : dans la cuisine de la Chambre bleue, maison d’hôtes de la médina ; vue de Sidi Bou Saïd ; une moto dans la cour de chez Djamila, la tresseuse de Somâa ; poteries réalisées par Elgia dans la région de Sejnane pour la marque Tinja.

 

Nous quittons Laurence pour rejoindre le Nord, où travaillent plusieurs de ses artisans. Du port de La Goulette jusqu’au cap Bon, nous longeons la côte et traversons la cité populaire du Kram, les sites archéologiques de Carthage et le ravissant village blanc et bleu de Sidi Bou Saïd. Faire un stop au restaurant Neptune, c’est comme se retrouver dans un roman de Patrick Modiano. Sur la terrasse, qui a la plus belle vue sur le golfe de Tunis, les pieds dans l’eau, on commande un poisson grillé et un verre de blanc. Et on continue son chemin tout au nord.

 

Blouse de travail “Djerba“ de la ligne Zenobi réalisée par Zeineb Sfar

 

Pour la poterie et le tissage de jonc, c’est à Nabeul que ça se passe. Près d’Hammamet, dans la région du cap Bon. Cette région est réputée pour la qualité de ses poteries, ses assiettes peintes et ses faïences. Des quartiers entiers de potiers sont consacrés à cette activité. Mieux vaut avoir le nez fi n pour reconnaître les bons des moins bons. À la sortie de Nabeul, Habib, un potier familier de l’argile et avec qui Laurence collabore régulièrement, travaille avec Latifa, son bras droit. Il peut tourner plus de 300 bols en une journée. D’un tour de main de maître, il réalise des formes brutes et utilitaires, comme l’on faisait jadis du temps des Phéniciens. Ce qui distingue la céramique nabeulienne des autres, c’est qu’elle est le résultat d’un brassage entre les influences phénicienne, punique, romaine, berbère, andalouse et djerbienne. “Laurence est une travailleuse et une connaisseuse, nous dit Habib en écrasant son énième cigarette. On veut travailler avec Laurence car elle met en avant notre travail, et c’est bien qu’on soit connus à l’étranger grâce à elle.”

Portrait d’Odette Touitou, la mère de Laurence, grande source d’inspiration pour La Liste Tunisienne ; plage du Nord.

Dans un autre genre, dans son atelier situé au bord de la route, Nanou fabrique les plus beaux paniers et les plus belles nattes de jonc de la région. Sa matière première est cultivée dans les marécages, cueillie, triée, mise en botte, lavée, séchée, retaillée, calibrée et teintée par ses soins avec la plus grande délicatesse. Vient ensuite l’étape du tissage, qui demande une technique et des gestes bien précis. Assis par terre, recourbé sur son métier à tisser qu’il tient entre ses jambes, Nanou peut faire n’importe quel motif sans même avoir besoin de le dessiner. Tout est mental. Mais à quoi pense Nanou lorsqu’il tisse et que les mêmes gestes se répètent machinalement quotidiennement ? “À rien. C’est de la méditation totale.”

Le calme de la médina de Nefta.

Au nord de Nabeul, dans le village de Somâa, Laurence a fait la découverte de Djamila. “J’aime beaucoup la vannerie et je dessine toujours des ronds, alors j’ai demandé à Djamila de confectionner des tapis tressés et enroulés comme des escargots.” Après avoir travaillé vingt-deux ans en usine, elle a élevé ses quatre enfants grâce au tressage du zâaf, les rejets de feuilles de palmier. Tapis de prière, paniers ou sets de table, Djamila fait tout manuellement, à même le sol, dans son salon éclairé au néon avec ses mules Chanel roses aux pieds. À 74 ans, elle a son franc-parler et fait travailler toutes ses voisines, qui l’aident à terminer ses commandes. Le soir, plutôt que de reprendre la route, on profite de la douceur du climat pour apprécier les souks de la médina ou se promener le long du littoral du cap Bon, truffé de criques sauvages et de plages de sable fin, telles Soliman et Korba.

Elgia, la potière de Sejnane, s’applique à dessiner des motifs sur ces terres d’argile.

 

DE CARTHAGE À BIZERTE :POTIERS & VŒU D’ÉTERNITÉ

De retour vers le quartier carthaginois de Salammbô, nous faisons la connaissance des Sfar, une famille à l’origine de “Tinja”, un concept unique d’aménagement intérieur qui aspire à une relecture contemporaine des traditions artisanales tunisiennes. À l’origine de ce projet, Salah Sfar, d’une élégance rare, son épouse Zeineb Sfar, styliste de mode passionnée de voyages et de matières, et leur fille Yasmine, architecte d’intérieur. À La Soukra, dans leur show-room de deux étages, c’est plusieurs savoir-faire et plusieurs régions que l’on reconnaît au travers des meubles, objets, étoffes et autres créations raffinées. Derrière Tinja repose une tradition de la transmission, celle d’une famille qui voue une passion à l’enrichissement et à la modernisation du patrimoine tunisien. Monsieur Sfar, qui a grandi dans la médina, se bat pour faire travailler les derniers artisans perdus aux quatre coins du pays afin que les traditions perdurent. Parmi eux, les potières de Sejnane. En roulant vers le nord, la végétation est différente. Des forêts d’eucalyptus et des jungles de pins côtoient les lacs : celui de Bizerte et celui du parc Ichkeul.

 

De haut en bas : dans une échoppe sur le bord de la route, avant d’arriver à Tozeur, on fabrique des paniers et des chapeaux à la main ; coucher de soleil dans le désert de Nefta ; au bar de la place de Nefta ; c’est dans l’atelier de Nanou que sont fabriquées les plus belles nattes de Tunisie.

 

Dans cette région, les femmes jouent un rôle très important. “C’est ici que tout a commencé, raconte monsieur Sfar. Les femmes nous soutiennent autant que nous les soutenons.” Elgia nous accueille chaleureusement avec sa fi lle et ses petits-enfants et se met au travail. Bouses de vache pour la cuisson, terre rouge argileuse comme matière première qu’elle récupère elle-même dans les montagnes pour la réduire en poudre en la broyant avec une pierre. Elle tourne ensuite ses vases qu’elle polit avec un coquillage. “J’ai eu un coup de cœur quand je l’ai rencontrée à la foire de l’artisanat il y a quelques années. Elle a une tête de madone. Nous travaillons ensemble depuis, et sommes devenus les meilleurs amis du monde”, avoue monsieur Sfar. Ses petits ânes ou oiseaux blancs s’exportent et remportent un franc succès sur le stand du salon “Maisons et Objets” que tiennent les Sfar chaque année. Même région, même quartier, la voisine d’Elgia, Malika, travaille au colombin dans la cour de sa maison. Son style est plus primaire. Ses vases sont linéaires et graphiques. Monsieur Sfar s’investit énormément pour ses artisans et leur famille. “C’est ce qui m’enrichit et me fait avancer. C’est une manière de toucher l’histoire”, conclut-il.

 

« On s’équipe d’un masque et d’un tuba pour plonger à la chasse aux oursins, à déguster sur place entre deux baignades. »

 

Avant de quitter le Nord et les paysages agricoles de la région d’El Alia, nous ne pouvons résister à l’appel de la mer. Près de Bizerte, il y a des criques de sable et une mer bleu turquoise. On s’équipe d’un masque et d’un tuba pour plonger à la chasse aux oursins, à déguster sur place entre deux baignades.

 

TOZEUR : SAVOIR-FAIRE DU DÉSERT

Le voyage se termine dans le gouvernorat de Tozeur, à Nefta. Ici l’écolodge Dar Hi, construit en 2008 par la star du design français Matali Crasset, rassemble en ses murs les créations artisanales du Palm Lab, un atelier-laboratoire de création dédié à la “corbeille de Nefta” et conçu autour de la culture et l’exploitation du palmier, car ce matériau naturel est central dans l’économie et l’écologie du lieu. En descendant dans la médina, on peut retrouver les artisans qui ont participé à la construction de l’hôtel. Les tabourets en bois d’abricotier et en palme ont été fabriqués par des menuisiers locaux. Les kilims et couvertures en laine sont tissés sur mesure par Mlouka avec de la laine de mouton. Un art enseigné par sa mère. Son métier à tisser prend les trois quarts de la pièce, les pelotes fluorescentes nous laissent deviner que Matali est passée par là. Entrelacer la laine entre les fils, passer un peigne dans la trame et aplatir avec un marteau jusqu’à obtenir une couverture qui viendra border les lits des chambres sur pilotis du Dar Hi.

Desert de Nefta - Tunisie

 

Par

DAPHNÉ HÉZARD

 

Photographies

OLIVIER METZGER