Tunisie

La Tunisie romaine

La Tunisie romaine

L’héritage romain en Tunisie est loin d’avoir été mis au jour in extenso. Il n’en est pas moins déjà entré au patrimoine mondial. Le sort funeste de Carthage mis à part, on assiste un peu partout à la romanisation progressive d’établissements anciens. Rome n’efface que ce qui fait de l’ombre à sa gloire. Et les Africains adoptent sans états d’âme le mode de vie up to date des Romains. Un voyage en Tunisie permet de visiter des sites de première importance historique et artistique. Avec les fouilles, la Tunisie romaine va grandir.

 

  1. Site archéologique de Carthage
  2. Site archéologique de Bulla Regia
  3. Site archéologique de Chemtou
  4. Musée archéologique de Sousse
  5. Amphithéâtre d'El Jem
  6. Site archéologique de Dougga
  7. La grande mosquée de Kairouan

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Carthage

Delenda Carthago. Il y a deux moyens de lier son nom à celui d’une cité illustre : la construire ou la détruire. Et Rome n’a pas construit Carthage. Les trois guerres puniques - IIIe-IIe siècles avant JC - ont conduit à la démolition de celle-ci par l’armé de Scipion Emilien, le Second Africain. Sur les décombres, Auguste fondera la Colonia Iulia Concordia Carthago. Il en fera la capitale d’une Afrique tunisienne qui avait été jusqu’alors l’arrière-pays de la ville d’Hannibal. Le site archéologique est un peu disséminé dans la ville moderne. Le classement au patrimoine mondial de l’Unesco le garantit des empiètements. Le niveau punique, sur la colline de Byrsa surtout, se ressent des déprédations romaines. On a néanmoins dégagé$ des quartiers d’habitation qui donnent une idée précise du lot réservé aux citadins carthaginois. Autour d’eux, la nécropole ne coupait pas les ponts entre les morts et les vivants. Un pan de rempart du Ve siècle a été dégagé. Le tophet de Salammbô et ses tombes d’enfant pose aux interprètes des questions épineuses. C’est un endroit prenant.

 

site de Carthage

Dagmar_SCHWELLE_LAIF_REA

 

Les plus importants vestiges sont logiquement d’époque romaine. Parmi ceux-ci, on relève l’arène d’un grand amphithéâtre ; les thermes d’Antonin ; un théâtre, restauré ; un quartier de villas, dont une célébrité dite à la volière d’après l’une de ses mosaïques ; des nécropoles, hors les murs cette fois. Bref, si Carthage n’est plus que suggérée, la colonie romaine restitue elle un dispositif très complet. A cela, il faut ajouter de grands reliefs paléochrétiens, comme les basiliques Damous el Karita, Saint Cyprien (où sa mère aurait pleuré le départ pour l’Italie de saint Augustin), Majorum. Ces édifices imposants, dont il reste la trace au sol et un lot de colonnes, expriment la vigueur du vieux christianisme africain. Au nord-est de Tunis, le site vaut beaucoup mieux que le conventionnel il n’y a plus rien à Carthage.

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Bulla Regia

Du petit restaurant installé de l’autre côté de la route - on s’est garé sous un arbre le long du muret - Bulla Regia laisse pressentir une surprise. Les voitures passent, sans s’arrêter. Le préposé de la police touristique fait les cent pas dans les premiers mètres carrés du domaine archéologique. L’isolement du site, dans la moyenne vallée de la Medjerda, étonne. Surtout, lorsqu’une fois dedans, on en réalise l’ampleur. Une portion seulement a été fouillée. A l’entrée à droite, les vestiges des thermes sont considérables et rappellent l’importance sociale des bains. Un peu plus loin, le théâtre où saint Augustin a exhorté. Sur le sol de l’orchestra, une belle mosaïque représente un ours. Tous les organes d’une ville prospère sont réunis : forum, temple de la triade capitoline - Jupiter, Junon et Minerve - temple d’Apollon, marché, etc.

Bulla Regia

stock adobe

Bulla Regia a une longue histoire (elle fut la capitale du royaume numide de Massinissa, progressivement romanisée). Néanmoins, le motif majeur d’ébaubissement, ce sont les villas doubles : une partie au-dessus du sol, une partie excavée. La villa d’Amphitrite est fort bien mise en valeur. Les pièces souterraines ont été restaurées. On y descend par des escaliers de pierre. Elle possède à ce niveau une splendide mosaïque où Vénus marine triomphe. La qualité du travail est digne de ce grand art romain que fut la mosaïque. Et elle donne à penser qu’aux premiers siècles de notre ère Bulla Regia n’était pas si isolée que ça. C’était un autre espace. On ne reculait devant aucuns travaux pour assurer une qualité de vie au dessus du panier. Le visiteur en reste un peu baba. Il ne doit pas non plus, le visiteur, omettre de prolonger sa promenade jusqu’aux basiliques chrétiennes. La plus importante, VIe siècle, dessine dans les herbes folles, du baptistère à l’abside, tout le cheminement rituel et symbolique du christianisme d’alors. Un itinéraire de l’homme à dieu que l’on retrouve par la suite, très peu modifié, dans les églises jusqu’à nos jours.

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Chemtou

Les sites romains ont une valeur particulière d’effort. Non loin de Bulla Regia, Chemtou l’illustre parfaitement. A l’époque romaine, on extrayait là un marbre jaune particulièrement prisé. Il était même réservé aux édifices impériaux. Et voyageait donc à travers tout l’empire.  Au vu des moyens d’extraction et de transports disponibles alors, l’entreprise a de quoi laisser pantois le visiteur actuel. Que l’on vienne en plus lors d’une belle journée ensoleillée, ciel bleu roi et rayons tapant durement sur la roche sombre, on ressent l’accablement qui devait saisir les hommes commis à ces travaux titanesques. Il ne faisait pas bon être condamné aux carrières. Les personnels qualifiés s’en tiraient mieux, mais quand même…

Chemtou

Hn Khaoula - Wikimedia Common

Un musée très bien fait documente sur place l’histoire de Chemtou, le travail qui y était accompli, ses aspects géologique et technique. On imagine mieux dès lors le tour de force. Et on réalise à le regarder de près combien ce marbre jaune, mais veiné de violet et de lie de vin, est splendide. Les empereurs ne se trompaient pas sur la qualité de la pierre. Dehors, une espèce d’amphithéâtre de roche austère. Dans une échancrure, la carcasse d’une petite église moderne. Ici encore, on ne visite qu’une part restreinte d’un site très ample. Le camp qui regroupait les ouvriers, entre les carrières et la ville, couvrait à lui seul vingt mille mètres carrés. Des sondages menés conjointement par des archéologues allemands et marocains commencent à fournir des résultats concernant les strates préromaines de Chemtou City.

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Le musée archéologique de Sousse

On déplore bien entendu la fermeture prolongée du musée tunisois du Bardo. Ses collections admirables manquent jusqu’à nouvel ordre à tout voyage en Tunisie. Néanmoins, on peut se consoler au musée archéologique de Sousse. En haut de la jolie médina, dans la kasbah, une muséographie contemporaine exalte les qualités plastiques de mosaïques romaines exceptionnelles. La collection venant juste après celle de Tunis. Il n’est pas question ici de les passer toutes en revue. Relevons pourtant celle de la Gorgone, IIe siècle, dont le décor d’écailles blanc, émeraude, rouge et noir, préfigure, disons même est déjà de l’art cinétique. Retenons aussi les mosaïques aux poissons et aux mollusques méditerranéens, IIe siècle, et une très belle scène de pêche du IIIe siècle. Leur réalisme virtuose suffit seul à les imposer au premier rang du genre et à leur garantir l’admiration des esthètes (et des pêcheurs sans doute).

musée de Sousse

Gelia - stock.adobe.com

Qu’y voit-on ? Des poissons, des crustacés, des mollusques bien caractérisés, nets, identifiables sans erreur possible, un par espèce. Ce sont des listes. Des énumérations qui expriment un savoir. Et un savoir assuré : le monde qui nous entoure est connaissable. Si les pêcheurs qui s’activent dans les panneaux mettent en pratique différentes techniques de prise et que leurs proies demeurent ce qu’elles sont, c’est que la nature est identique à elle-même. Ce que nous saisissons est vrai. Quelques pistes suggèrent même une interprétation religieuse, tant païenne que, peut-être, chrétienne. Il y a en tout cas une sagesse dans ces tesselles. L’art décoratif romain n’était pas toujours premier degré et savait faire preuve d’une profondeur dont la représentation de la mer est toujours un indice.

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El Jem

Durant l’Antiquité, la ville d’El Jem - gouvernorat de Mahdia, dans l’est de la Tunisie - s’appelait Thysdrus : origine punique, romanisation progressive, important carrefour de six voies romaines dès le IIe siècle de notre ère, intégration à la province de Byzacène au IVe, croissance liée au commerce du blé et de l’huile d’olive. Une cité de poids, qui a eu la peau d’un empereur, Maximin 1er le Thrace, assassiné en 238 au terme d’une série de révoltes dont le détonateur fiscal avait été à Thysdrus. Tout cela, la prospérité notamment, permet de situer le formidable monument qui fait la renommée de la ville : le troisième amphithéâtre. Les deux premiers invitent à étudier le développement de ce genre d’équipement dans les provinces ultramarines, mais le Colisée de Thysdrus est le couronnement de quatre siècles d’architecture. Vraisemblablement édifié au début du IIIe siècle, l’empire n’en a possédé de plus grands que ceux de Rome et de Capoue. Il dresse son ellipse à la fois massive et élégante au-dessus d’une ville basse, dans un paysage plat. Trois niveaux d’arcades. Le temps a donné au grès blanc une teinte ocre, qui devient rousse à certaines heures.

El Jem

Peter Robinson - stock.adobe.com

La construction est en pierres de taille, ce qui la distingue parmi ses semblables. L’arène et ses dépendances sont bien conservées. On peut y reconstituer la façon dont se déroulaient les spectacles. Lesquels consistaient en combats d’animaux entre eux, en affrontements de gladiateurs ou en tableaux cynégétiques. Ils permettaient aux personnes aisées de faire preuve de munificence. La présence d’un tel édifice en Tunisie témoigne de l’emprise du mode de vie romain et de la puissance économique africaine. Blé, olivier ou vigne, le centre et le nord du pays cultivent d’ailleurs toujours à l’antique quant aux plantes. L’Unesco n’a pas manqué d’inscrire l’amphithéâtre d’El Jem au patrimoine mondial.

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Dougga

L’organisation n’a pas manqué non plus d’y inscrire Dougga. Ce site du nord-ouest - à quelques kilomètres de Téboursouk - un peu isolé sur une hauteur plantée d’oliviers est remarquable pour son état de conservation. La parure monumentale impressionne encore le visiteur par sa densité, ce côté resserré que commande la relative exigüité de l’emplacement. Une ville haute, où sont le forum, le marché et les principaux édifices publics. Une ville basse, qui regroupe villas et quartiers d’habitation. Tout cela datant pour l’essentiel des IIe et IIIe siècles. Au pied de la cité, la plaine fertile de l’oued Khalled. L’ensemble est de toute beauté, que l’on regarde vers la ville ou à partir d’elle. Il y a ici les vestiges urbains antiques les plus cohérents du Maghreb.

vestige de Dougga

Peter BIALOBRZESKI/LAIF-REA

Et une lisibilité des édifices qui met en prise directe avec la vie quotidienne des habitants d’alors. Comment ils montaient de leurs domaines privés aux espaces publics. On les voit faire la queue devant les échoppes du marché. Processionner vers les temples de Massinissa divin, Minerve, Mercure, Junon Caelestis, des victoires de Caracalla et, bien sûr, de la triade capitoline. Le fronton du capitole domine encore tout le site. Un substrat numide, mais une extrapolation romaine. Trois ensembles de thermes ont reçu les citoyens à récurer et à entretenir dans leurs relations sociales. Les latrines de l’un d’entre eux marquent le point d’intimité auquel on atteint. Ce que nous appellerions aujourd’hui l’offre culturelle était prise en compte : théâtre, cirque hippodrome, amphithéâtre. Rien ne manquait au bonheur romain. Pour que ce bonheur soit possible, il fallait un système hydraulique digne de ce nom. L’aqueduc est préservé en sa belle maçonnerie. Les citernes d’Aïn Mizeb aussi, dont la capacité est de neuf mille mètres cubes. Ces dispositifs techniques étant la condition sine qua non du fonctionnement et de la conservation de la cité. Quant aux routes, qui la reliaient au grand axe Carthage / Théveste, on en a des traces aux abords. Dans la ville-même, rues dallées, sous lesquelles courait un égout. Le détail des évacuations fait la vie bonne.

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La grande mosquée de Kairouan

Comment cette mosquée fondée au VIIe siècle et dont la forme actuelle est atteinte au IXe, prend-elle rang parmi les sites romains ? Parce que c’est un monument charnière, qui ferme une ère et en ouvre une autre. Pour en soutenir certaines structures essentielles, on a utilisé bases, fûts de colonne et chapiteaux de réemploi. Pris à de vieux édifices romains, paléochrétiens (romains encore dans leur forme, sinon leur destination), byzantins. Il faut imaginer ce drainage des éléments d’architecture à travers le pays. Ce convoyage du marbre, du granite ou du porphyre vers le monument source de l’islam occidental. Vers une ville neuve alors. Enorme entreprise. Les Aghlabides se sont montrés connaisseurs avisés. Ils ont trouvé dans l’Antiquité le soutien littéral de leur entreprise. Et ce n’est rien enlever au génie propre de la mosquée Oqba ibn Nafi. Une partie de ce génie était précisément de s’assimiler ce qui pouvait l’être.

mosquée de Kairouan

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On entre donc dans la grande cour et on peut faire à loisir la revue de ces témoins d’un monde remplacé. Les chapiteaux notamment, variés dans leur thème et leur facture, s’ils ne sont pas ioniques (à volutes) ou corinthiens (à feuilles d’acanthe). On trouve des décors végétaux ou animaux, pleins ou ajourés. Leur diversité étant subordonnée à l’unité de l’ensemble. Ces antiques supports contribuent aussi à la splendeur de la salle de prière hypostyle. Cela étant posé, on doit bien sûr visiter pour elle-même cette merveille inscrite au patrimoine mondial qu’est la grande mosquée de Kairouan.

 

Par

EMMANUEL BOUTAN

 

Photographie de couverture : Getty Image/iStockphoto