Ville-monde, destination shopping par excellence, Londres laisse également une grande place au marché – extravagant – de l’art. Mais surtout à de jeunes artistes qui trouvent dans ses quartiers underground et en mutation un terreau de créativité plus tangible. Virée jubilatoire des stands de la Frieze Week à “Little Lagos”, au sud de la Tamise.
Chaque année, hors pandémie, le monde de l’art s’empare de la capitale britannique pour une semaine intense que l’on nomme désormais la “Frieze Week”, qui rassemble celle d’art contemporain (Frieze London) et une autre plus classique (Frieze Masters). Londres devient alors le centre mondial du marché de l’art. Collectionneurs, galeristes, art dealers et amateurs grouillent sous les deux immenses tentes dressées pour l’occasion dans Regent’s Park. Face au succès grandissant de l’événement, Sotheby’s et Christie’s organisent leurs ventes aux enchères simultanément. Le salon PAD (pour Pavillon des arts et du design) s’est lui aussi installé un peu plus loin, à Berkeley Square, dans le quartier plus que huppé de Mayfair.
Peut-être est-ce pour contrer la légendaire grisaille londonienne que, sur les murs éphémères des galeries Perrotin, Gagosian, Zwirner ou White Cube, les œuvres colorées et vitaminées s’enchaînent. L’art se met sur le fuseau horaire londonien et s’accorde avec les tenues extravagantes des British. On s’amuse à instagramer les instagrameurs qui s’instagrament devant les toiles. Une mise en abyme bigarrée qui laisse songeurs… Jusqu’où va la catharsis si l’on regarde seulement une toile à travers le prisme de sa “story” ? A-t-on le temps d’interpréter, d’analyser, de comprendre, quand on se précipite pour poster un cliché carré ? La foule qui se presse devant les citrons étincelants et piqués de pierres précieuses de Kathleen Ryan aperçoit-elle seulement la pourriture manger le fruit (voir p.22) ? Combien de temps durera, et jusqu’où ira, ce marché de l’art qui vend une banane scotchée à un mur pour 120 000 dollars (l’œuvre de Maurizio Cattelan, décembre 2019, à la foire Art Basel de Miami) ? Mais peut-être faut-il un tel chaos, une telle foire, pour bousculer les jeunes talents et leur donner l’envie de migrer vers d’autres quartiers, d’autres galeristes, d’autres engagements plus tangibles…
Linda Nylind Frieze
Loin des murs blancs des galeries traditionnelles
Ceux qui étouffent sous les lourdes tentes de Regent’s Park retrouvent un peu d’air et de fraîcheur au sud de la Tamise, où, dans le quartier vibrant de Peckham, aka “Little Lagos”, quelques galeries alternatives et underground se sont installées.
Hannah Barry en fait partie, et c’est sous son égide qu’émergent de nombreux jeunes artistes. Elle et son collectif à but non lucratif, Bold Tendencies, ont investi et réhabilité un parking brutaliste de dix étages, rooftop compris, dans le cœur de Peckham. Ici, on est très loin des murs blancs et aseptisés des galeries traditionnelles de Mayfair. Hannah et sa team ont voulu privilégier l’expérience participative et impliquer la communauté locale. Dès l’entrée, on est immergé dans un univers bien particulier, celui de Simon Whybray qui a imaginé et créé une cage d’escalier rose et monumentale qui mène aux ateliers, studios et au toit surplombant la ville. La galeriste insiste : “Les établissements culturels appartiennent à tout le monde !”
Pour elle, l’espace artistique doit être intrinsèquement lié à l’espace public et urbain, c’est la clé pour que le visiteur se sente concerné. Afin de réussir ce pari, le collectif organise chaque année un festival multidisciplinaire mêlant opéra, performances, lectures de poésie et arts plastiques. C’est cet univers de partage, d’engagement et d’émulation créative qui attire les jeunes talents vers Hannah. Ces dernières années, la galeriste a signé avec des noms prometteurs : George Rouy, Jesse Pollock ou Marie Jacotey. Des artistes ayant la vingtaine et refusant, pour l’instant, de s’associer aux titans du milieu. Ils évoluent dans le cocon authentique et rassurant de Peckham, quartier où l’on peut goûter aux spécialités méditerranéennes au Peckham Bazaar, faire le plein de produits bio au Farmers’ Market, se déhancher sur le dancefloor postindustriel du CLF Art Café, regarder un film sur le toit du Bussey Building les soirs d’été et acheter des vinyles sur Rye Lane.
Comme Shoreditch pré-gentrification, ce quartier nous rappelle que l’art s’inspire avant tout de la diversité et d’un melting-pot incessant. Le monde de l’art et son marché continueront à voyager, de Basel à Hong Kong, en passant par Miami et Paris, certains galeristes quitteront Mayfair pour le Marais. Mais Londres restera cette ville vibrante, riche de ses hubs créatifs et de ses quartiers de mixité – terreaux de l’art et des artistes.
Photographie de couverture : Linda Nylind Frieze