Ile Maurice

Sur les traces de Le Clézio à Rodrigues

Sur les traces de Le Clézio à Rodrigues

Jean-Marie Gustave Le Clézio publie Le Chercheur d’or en 1985. Issu d’une famille bretonne émigrée à l'île Maurice au XVIIIème siècle, l’écrivain y retrace la quête folle et vaine d’un homme lancé à la recherche d’un trésor enfoui dans l’île de Rodrigues. Cette histoire est celle de son grand-père, Léon, un homme ruiné qui n’avait plus que l’espoir de retrouver l’or des pirates pour se refaire. Un an plus tard, J. M. G. Le Clézio livre le récit de sa propre enquête dans Voyage à Rodrigues, sur les traces de son grand-père et des lieux où pourrait se nicher le fameux butin.

 

Deux textes qui interrogent le passé, celui d’une famille, mais aussi d’une île. Autrefois déserte, caillou parmi d’autres dans l’océan Indien, Rodrigues s’est peuplée au fil des ambitions, des rêves et des tragédies : marins bretons, esclaves africains, marchands indiens, négociants chinois… Tous, à leur façon, sont les descendants de chercheurs d’or. Et si sans le savoir, en arrivant à Rodrigues, le véritable trésor se trouvait déjà sous leurs yeux. Rodrigues même.

végétation tropicale

Toutes les îles sont des rêves. Elles apparaissent à l’avant des navires ou sous les ailes des avions. Puis, elles s’effacent à l’horizon des sillons ou des nuages. Parenthèses sur l’océan, forcément, elles cachent des trésors. Voilà du moins ce que pensait Léon en abordant Rodrigues aux alentours de 1910. Il arrivait de la voisine Maurice, d’un autre monde de maisons, de chemins de fer, de thé et de canne à sucre. Pour une raison obscure, Léon Le Clézio avait perdu Euréka, le magnifique domaine de son père posé en pleine jungle. Ses espoirs reposaient désormais sur une carte au trésor. Il en était persuadé, quelque part à Rodrigues, se cachait la fortune du pirate Olivier Levasseur, plus connu sous le nom de La Buse. Léon devait passer trente ans à traquer l’or de La Buse sur les rives de Rodrigues. De cette obsession, son petit-fils, Jean-Marie Gustave, a tiré deux de ses plus beaux romans, Le Chercheur d’or et Voyage à Rodrigues. Deux livres qui sont aussi, à leur façon, des cartes de Rodrigues. Au XXIème siècle, l’île paraît s’étirer en s’éveillant de siècles d’isolement. À la surface des cartes, rien n’a changé. Le plan de Rodrigues indique de rares routes escarpées, des pistes cahoteuses, des criques isolées et, au loin, des nuées d’îlots déserts. Cependant, du côté de Grand Baie, un monument officiel salue l’arrivée de la fibre optique. Depuis novembre 2018, un pont virtuel relie Rodrigues au monde. Pour l’heure, l’île du Voyage de Le Clézio n’a pas beaucoup changé : “Il y a le vide du ciel, l’appel de la mer, les oiseaux, les lames des vacoas, cette ivresse de la pierre brûlée, de la mer et du vent qui forment Rodrigues.” Une terre jaillie d’un volcan, dont nul ne sait précisément situer le cratère. Et si Léon avait raison ? Rodrigues nous cache peut-être quelque chose…

 

Le jardin de Jeanne d’Arc

Pendant des années, sans jamais se lasser, Léon a labouré le village d’Anse aux Anglais. Ici, les gens ont de curieux prénoms. Depuis la plage, une petite allée étroite nous conduit chez Jeanne d’Arc. Au fond de son jardin, au pied d’un vieux tamarinier, s’ouvre l’œuvre de Léon : “Le trou attire les moustiques, soupire Jeanne d’Arc. Et puis, pour les enfants du quartier, voyez-vous, c’était un peu dangereux.” Alors, Jeanne d’Arc a rebouché les espoirs de Léon comme elle a pu, avec des branchages et un inextricable fouillis de broussailles. À Anse aux Anglais, nombreux vivent face aux trous du pauvre prospecteur. Celui de Jeanne d’Arc est le plus impressionnant, le puits sur lequel Léon a compté pour reconquérir Euréka. Toute sa vie, Jeanne d’Arc a toujours connu ce tombeau d’un rêve enfoui. Elle se souvient aussi des visites du petit-fils, l’écrivain Jean-Marie Gustave. Il ne manquait jamais de prendre des nouvelles de la grand-mère. Elle est morte récemment, juste avant ses 100 ans. J.M.G. s’asseyait à l’ombre du tamarinier, à la place de son grand-père, comme pour mieux éprouver sa solitude. Et il écrivait. C’est donc ici, dans le jardin de Jeanne d’Arc, au bord du gouffre de Léon, que sont nés Le Chercheur d’or et Voyage à Rodrigues. Oui, c’est ici, face à la fosse, peut-être, que sont montés ces mots : “Dans la vallée, on entend le bruit de la mer, le vent, les cris des enfants au loin, de l’autre côté des plantations de cocos. On voit le ciel, les nuages, on est libre de penser à autre chose, d’oublier. Mais ici, l’on est enfermé dans sa propre folie, tourné vers la pierre, vers le stérile, l’infranchissable.”

Champ à Rodrigues

Au bout de la rue, au-dessus de la rivière, l’écrivain a inauguré une plaque en avril 2018. Dans le marbre, il est gravé cet extrait du Voyage : “Il y a un hors du temps, ici, à Rodrigues, qui effraie et tente à la fois, et il me semble que c’est bien le seul lieu du monde où je puisse penser à mon grand-père comme à quelqu’un de vivant. Visibles encore, comme s’ils dataient de la veille, les coups de pioche qu’il a donnés sur la paroi du ravin, au fond du cul-de-sac, à droite et à gauche.” Et si le trésor se trouvait là, sous la cuisine ou dans le potager de Jeanne d’Arc ? Jeanne d’Arc éclate de rire et fait vigoureusement non des deux mains. Ce serait pour elle la pire des nouvelles : “Si je trouvais le trésor, j’appellerais la police, s’exclame-telle. De toute façon, cet or n’est pas à moi.” Elle ajoute : “Ce trésor ne nous concerne pas. C’est une affaire d’étrangers.”

 

Entre mythe et superstition

Plus tard, tandis que le soleil décline sur la plage du Fumier, quelques Rodriguais discutent sous les filaos en regardant le kaléidoscope de l’océan valser du turquoise à l’orange. De rares baigneurs roulent leurs serviettes et referment leurs livres. Quelques biquettes s’attardent entre les rochers sombres. Un oiseau pressé fi le au ras de l’eau. Au loin, la houle berce les barques des pêcheurs et les vagues se brisent comme du cristal sur la barrière de corail. Dans ce paysage, un homme, un seul, ne fixe que ses pieds. Le touriste arpente la plage d’un pas de compas. En cette fi n de journée, arc-bouté sur son détecteur de métaux, à la recherche de pièces oubliées et bijoux égarés, il semble passer l’aspirateur. “Je ne sais même pas où s’achète ce genre d’instrument, s’amuse un gars du coin. Ici personne n’aurait l’idée d’utiliser une telle machine !” Dans Le Chercheur d’or, Léon rebaptisé Alexis rencontre Ouma, une belle “manaf ”, descendante des “nègres marrons”, ces esclaves en fuite ou révoltés qui ont peuplé la petite île. “Je lui parle de la cachette que j’ai trouvée sous les pierres de basalte, des signes qui indiquent ces pierres et ce ravin, mais je suis véhément et confus, et elle doit croire que je suis fou. Pour elle, le trésor ne compte pas, elle méprise l’or comme tous les manafs.” Le Chercheur d’or raconte aussi une incompréhension. Celle d’un homme qui aura mis toute une vie à réaliser que son trésor se trouvait sous ses yeux : dans le rire d’Ouma, la beauté de ce monde, la douceur et l’équilibre qui l’entouraient à Rodrigues. Au-dessus de la mer, les étoiles brillent maintenant très nettes.

 

Barque dans l'océan Indien

 

Le lendemain, la pluie tombe tiède sur Anse Ally. Au bar du Tekoma, Noël Allas, l’historien de l’île, allume une cigarette. “Le mythe du trésor date de 1761, explique-t-il. Les Anglais ont attaqué la flotte française, les Français se sont réfugiés dans la montagne et les Rodriguais ont pensé qu’ils avaient caché leur fortune quelque part. On ne disait pas ‘le trésor’ mais ‘l’or des Français’.” L’histoire ricoche à travers les âges. En 1901, on tire des câbles téléphoniques de l’Afrique du Sud vers l’Australie. Rodrigues sert de relais. Comme les cyclones et les marées secouent les câbles, on les arrime de chaînes scellées aux rochers. Aussitôt, le bruit se répand : ces chaînes mèneraient au trésor. “Les étrangers tentaient d’appliquer à leur recherche une logique mathématique. Par exemple, ils imaginaient que le trésor devait se trouver au sommet d’un triangle formé par trois points sur l’île, selon un angle de 45 degrés entre la plage de Trou d’argent, Anse aux Anglais et l’île de l’Hermitage. Le Rodriguais, lui, pensait que s’il méritait le trésor, il lui apparaîtrait en rêve. L’étranger a fouillé l’île méthodiquement, le Rodriguais a suivi sa superstition.”

 

Arbre à Rodrigues

 

Finalement, aucune des deux méthodes n’est plus recommandable, puisque personne n’a jamais rien trouvé. Noël éclate de rire en chassant la fumée d’un geste de la main : “Exactement !” Puis, il ajoute : “Pour le petit peuple de Rodrigues, si personne n’a trouvé le trésor, c’est que personne n’était digne de le trouver.” Nous parlons encore en regardant la pluie teinter l’océan de gris. Comment Ouma aurait-elle pu comprendre l’obsession du chercheur d’or ? Jusqu’au début des années 1970, à Rodrigues, il n’y avait même pas de banque. “On était riche de ce que l’on cultivait, pêchait ou élevait. Rodrigues n’était pas un endroit dans le monde. Rodrigues était le Monde. Pour ses habitants, au-delà de la mer, il n’y avait rien.” Puis, la télé par satellite est arrivée. Cette année là, se souvient Noël, Toni Braxton chantait Un-break My Heart. Du jour au lendemain, toutes les jeunes Rodriguaises ont découpé leur jupe au niveau des hanches pour aller à l’église habillées comme Toni.

 

Ne rien attendre, tracer sa vie

Malgré tout, survit à Rodrigues une vraie tradition insulaire de l’autosuffisance. Ce que l’on trouve aura toujours moins de valeur que ce que l’on produit. Noël, qui vient de traduire Le Petit Prince en créole, cite ce proverbe : “Gâteau volé, pli bon que gâteau acheté. Mais emmbeng qui te la pêche ave de la main, pli bon qui nem carangue qui te gagne en cadeau.” En français continental : “Un gâteau volé est meilleur qu’un gâteau acheté. Un petit poisson pêché est meilleur qu’un gros poisson offert.” Ne rien attendre des autres, et soi-même “tracer sa vie” comme on dit ici. En début d’après-midi, le soleil a séché la forêt et nous sommes repartis. Le paysage ressuscite et quelques gouttes s’attardent encore sur la soie des toiles d’araignées. Du haut de la pointe Canon, on aperçoit Port Mathurin et le ponton sur lequel Jean-Marie Gustave aimait se promener lorsqu’il séjournait à Rodrigues. On dit que l’écrivain se tenait là, au bout du quai, sur ce trait d’union entre terre et mer. “Je crois que c’est hier, écrit-il dans Le Chercheur d’or, quand j’allais pour la première fois vers Rodrigues, et que debout sur le pont, je sentais le navire bouger comme un animal, le passage sous l’étrave des lourdes vagues, le goût du sel sur mes lèvres, le silence, la mer.”

 

Fleur tropicale

 

À la fin du Voyage à Rodrigues, J.M.G. songe que le tamarinier d’Anse aux Anglais ne résistera pas au prochain cyclone. Il décrit Euréka, la maison que Léon entendait racheter grâce au trésor de La Buse, livrée aux pelleteuses et aux “promoteurs chinois”. Or, à Rodrigues, le tamarinier tient bon. Et à Maurice, Euréka est toujours là. La demeure est devenue un musée et un restaurant. Le temps d’une escale, en attendant l’avion du soir, on se promène sur la pelouse avant de déjeuner sur la terrasse. Il y a des chinoiseries dans les vitrines, des broderies sur les tables et un vieux parquet qui craque. L’ambition perdue de Léon représentait la face b de Rodrigues. D’un côté de l’océan, une nature indomptée. De l’autre, un gazon ordonné. Là-bas, le dénuement de la roche, le méli-mélo des branches, les criques azurées. Ici, un piano Pleyel, un gramophone, une salle de bains, un baquet. Puis, deux silhouettes au fond du jardin. Près du ravin, on a cru voir un grand-père raconter à son petit-fils des histoires d’îles au trésor. Les rêves d’un chercheur de chimères et d’un romancier mêlés.

 

Par

ADRIEN GOMBEAUD

 

Photographies

LETIZIA LE FUR