Vietnam

Huê, toujours vivante

Huê, toujours vivante

Les monuments impériaux de Huê, par leur destination première, par leur histoire tumultueuse et massacrante, par leur inscription au patrimoine mondial de l’Unesco, paraissent un peu embaumés, momifiés par le respect patrimonial. Il y a du vrai là-dedans, mais ils ne s’y réduisent pas. Les Vietnamiens entretiennent avec eux une familiarité salvatrice. Ils ne veulent pas les voir mourir, même entourés de dévotion culturelle. Ils les animent plus et mieux qu’il n’animent les parcs de loisir. Ainsi qu’on le constate sur la rivière des Parfums.

 

La tête de l’empire

Prenons d’abord un peu d’altitude, afin de réaliser que Huê - la capitale de la dynastie Nguyên, du début du XIXe siècle à la fin de la 2nde Guerre mondiale - est une ville non seulement fluviale, mais fluviatile. Elle est établie dans un méandre de la rivière des Parfums, qui coule vers la mer avec une nonchalance ambigüe. La citadelle impériale campe sur la rive gauche, où se multiplient dérivations et canaux, rectilignes à la périphérie, festonnés par bastions et courtines aux abords de la forteresse. Réservoirs, bassins, lacs ajoutant des miroitements annexes. Le rythme de tout cela révèle une conception sophistiquée. Fluidité et résistances, courbes, droites, angles, nature et artifice composent un ensemble véritablement royal. Un pouvoir conséquent doit rendre manifeste sa maîtrise de la terre et de l’eau. Ce sont d’ailleurs ces dernières qui manifestent, le moment venu, l’exténuation de la vertu dynastique. Le site de Huê parle en faveur de la légitimité des Nguyên. Remarquons, sur la rive droite, la ville développée autour de l’établissement français. Deux empires se jaugent que relie le pont Tràng Tiên, ex-Clémenceau, construit entre 1897 et 1900 par Schneider et Cie. Revenons au plancher des cyclo-pousses.

décoration dans la cité de Hué

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Du milieu du pont, par quoi commencer ? Par le plus vietnamien peut-être. Et le plus universel, puisque l’Unesco a inscrit le vieil Huê au patrimoine mondial de l’humanité. Il faut être un peu didactique au risque de ne s’y pas retrouver. La citadelle, Kinh Thành, contient la cité impériale, Hoàng Thành, et la cité pourpre interdite, Tu Cam Thành. Le Vietnam n’avait pas hérité pour rien de la Chine le confucianisme et le dispositif impérial. La citadelle abritait les organes de l’administration ; la cité impériale, les estrades de la Présence ; la cité pourpre, le particulier du souverain. Dix ponts et dix portes donnent accès à ce compound souverain. Le voyageur aujourd’hui entre par l’impressionnante porte du Sud. En forme de fer à cheval, elle présente une base maçonnée et des superstructures de bois à toits de tuiles vernissées. La symbolique du pouvoir s’exprime dans la géométrie, les couleurs, les motifs de l’édifice. En se retournant, on voit flotter le drapeau rouge à l’étoile jaune au-dessus de la tour du Drapeau. Entrons, et dirigeons-nous vers le palais de l’Harmonie suprême, sur le toit duquel deux dragons saluent la lune. Derrière, s’ouvre, ou plutôt se ferme, la cité interdite. Allons tout de même, vers la bibliothèque royale, miraculeusement intacte. Les génies du toit auront protégé ce pavillon ravissant. En 1968, pendant la bataille de Huê lors de l’offensive du Têt, le domaine privé des empereurs a été dévasté par les combats. Les restaurations relèvent minutieusement ce qui peut l’être, mais des trésors inestimables sont perdus à tout jamais. Et ce n’est pas sans une certaine mélancolie qu’on remarque les espaces vides.

 

Mausolées et pagodes

Les mausolées impériaux sont un autre aspect des édifices historiques de Huê. Il y en a sept le long du fleuve. Parmi ces bourgs funéraires, trois se distinguent peut-être. A huit kilomètres de la citadelle, celui de Tu Duc. Vide. On ne sait où le corps de l’empereur a été inhumé. Il y a quelque chose de romantique dans ce grand domaine arboré où les bâtiments de pierre grise ont une sobriété et une harmonie particulière. Au bord d’un lac, le pavillon de loisir Xung Khiem est plein de charme. Le pavillon de la Stèle contient une pierre colossale à la gloire du monarque. Au nord du domaine, sur le mont Duong Xuan, la pagode Tù Hiêu fut une commande des eunuques de la cité impériale (sans fils pour les entretenir post mortem, ils se confiaient aux moines). A dix kilomètres, le tombeau de Khai Dinh mélange architecture vietnamienne et style Beaux-Arts. Une fusion qui rappelle les adaptations de modèles classiques que les jésuites firent en Chine. La salle de la tombe est d’une virtuosité ornementale étourdissante. Accessible par le fleuve - une vingtaine de kilomètres - le complexe funéraire du fondateur de la dynastie, Gia Long, s’étend sur tout un ensemble de collines. Les membres de sa famille reposent autour de lui. Il règne dans la mort comme dans la vie.

pagode à Hué

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Les bateaux-dragons qui vont sur la rivière des Parfums pour promener les touristes sont d’un kitsch réjouissant. La flottille ne recule pas devant le jaune, qui est pourtant réservé à l’empereur. Le pavillon central de la porte du Sud n’est pas couvert pour rien de tuiles bouton d’or ! A bord de ces embarcations, on peut aller jusqu’à la pagode de la Dame céleste, Chùa Thiên Mu, trois kilomètres à l’ouest de la citadelle. Elle domine majestueusement le fleuve du haut de la colline Hà Khê et de ses 21 mètres propres. Fondée en 1601, régulièrement réaménagée depuis, elle a aujourd’hui la forme octogonale et les sept niveaux que lui a donnés l’empereur Thiêu Tri en 1844. Les moines ont résisté ici et à l’autoritarisme de Ngô Dinh Diêm et au communisme. La pagode Tù Dàm, moins connue des voyageurs, que l’on peut pourtant rejoindre à pied sans effort de la citadelle, est une belle fondation thiên (adoption vietnamienne du chan chinois) de 1695 qui attire toujours de nombreux pèlerins. Les arrière-plans montagneux donnent à tous ces monuments une assise et un relief particulier.

 

Une grande tradition culinaire

Lorsqu’on a visité scrupuleusement les grands sites, il est légitime d’avoir un creux. Et cela tombe bien. Parce que la cuisine de Huê est particulièrement réputée comme héritière de la table impériale. Il ne s’agissait pas de servir aux monarques des plats bâclés et répétitifs. On pratique donc ici un art de la table particulièrement soigné, frais et varié. Dans la mise en scène des plats, cela va jusqu’à la théâtralité. Les légumes deviennent parfois des sculptures tout à fait spectaculaires. On ne sert plus désormais de nems de paon, ni de patte d’ours, ni même de potage aux nids d’hirondelles. La variété des recettes permet cependant de compenser ces renoncements raisonnables. On aime le nem lui, porc haché épicé sur bâtonnet de citronnelle, avec crudités et herbes aromatiques. Le banh bèo, coupelles de pâte de riz, garnies de crevette et de peau de porc, sauce au poisson. Ou le banh bôt loc, ravioles de tapioca. Etc.

marché de Hué

Bernd Jonkmanns/Laif-Rea

La cuisine impériale est reconstituée par des chefs passionnés et proposée à des occasions exceptionnelles, mais la street food elle-même bénéficie de l’attention portée aux choses de la gastronomie (qui ont une dimension diététique, cela va sans dire). Aussi est-ce partout à Huê que l’on peut se régaler, des restaurants huppés aux stands de rue. Pour aller à la source des ingrédients, il faut se rendre au marché de Dông Ba. Car c’est là que, dans tout leur cru et leurs couleurs, on en trouve le plus. Le nombre de marchandises proposées dont un Européen ne saurait que faire peut amener celui-ci à mesurer la richesse et l’imprévisibilité de la gastronomie d’ici. La poissonnerie est un marché dans le marché, qui ouvre à trois heures du matin. Les barques abordent au quai pour livrer leur pêche. Les camionnettes venant de la côte complètent l’assortiment.

 

De la mer à Huê l’Indochinoise

Tôt levé, on a tout loisir de parcourir la campagne à vélo pour, peut-être, des impressions plus terre à terre, moins empreintes de pompe aristocratique. Jusque, par exemple, au pittoresque village des pamplemoussiers. Ou au pont couvert japonais de Thanh Toan. Depuis 1776, il dessine une courbe gracieuse au-dessus de l’eau. Des dragons jouent sur son toit de tuiles et un autel dédié à sa fondatrice en occupe la plateforme centrale. Il s’agit encore une fois d’intéresser les passants à la destinée posthume d’une personne morte sans descendance. D’un tout autre esprit est l’arène Hô Quyên du village de Truong Da. Ce bel édifice annulaire en brique a été construit en 1830 pour accueillir les combats d’éléphants et de tigres. Il se serait agi de former les pachydermes à la guerre. On leur aurait opposé, afin de ne pas mettre en réel péril un si onéreux investissement militaire, des tigres émoussés. Ce qui n’est vraiment pas fairplay. A une dizaine de kilomètres de Huê, il y a des plages. Comme la longue, plane, dorée et libre Thuân An. Au nord de celle-ci se trouve la lagune de Tam Giang, vaste paysage horizontal qui est un important enjeu de biodiversité. Des programmes sont en cours, lesquels ont pour but d’en ménager les intérêts écologiques et économiques. Les oiseaux y sont fort nombreux.

bassin à Hué

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De retour à Huê, on doit s’intéresser à la rive droite, le secteur français. Le dispositif d’une ville de province 3e République se distingue encore nettement. Ainsi la gare framboise de 1906, arrêt du Transindochinois à partir des années 1930. L’ancien Grand Hôtel date lui de 1901, il est toujours dans les affaires et toujours immaculé. L’école nationale a des murs cinabre, qui ont été élevés pendant la Grande Guerre. Et preuve que l’instruction ne formate pas tant que ça, elle a eu pour élèves Ngô Dinh Diêm et Hô Chi Minh. Les villas dans lesquelles s’est installé le musée culturel harmonisent architecture de plaisance européenne et motifs vietnamiens. Quant à l’hôtel La Résidence de 1930 et au cercle sportif - de dix ans postérieur - ce sont de beaux exemples d’architecture Art déco paquebot. Et puis, bien sûr, il y a la pont Tràng Tiên.

 

Au-delà

Enfin, deux visions étranges. Le parc aquatique du lac Thuy Tiên d’abord. Ouvert en 2004, puis fermé pour manque de résultats. Depuis laissé à l’abandon. C’est une ruine peu glorieuse mais pleine de pittoresque dans laquelle on se promène librement. La végétation gagne sur les installations qui se délabrent petit à petit. La distraction et le loisir n’ont pas toujours gain de cause ou, paradoxalement, le parc failli attire plus que le parc triomphant. L’énorme dragon sur le lac semble fourvoyé, désemparé. On peut monter dans sa gueule pour avoir un point de vue. An Bâng, à une trentaine de kilomètres au sud-est de Huê, possède aussi un cimetière, Nghia trang An Bâng, mais c’est autre chose. Les gens y sont enterrés dans des monuments qui semblent par leur taille, leur foisonnement vertical, leur polychromie, la volubilité de leur ornementation, parfaitement extravagants. Une cité des morts imaginée par quelque Druillet vietnamien. Il se dégage de cela un puissant optimisme. Une confiance. La même sans doute dont témoignaient les empereurs par leurs villages funéraires.

 

Par

EMMANUEL BOUTAN

 

Photographie de couverture : AdobeStock